II

 

 

— Désolé, ma chérie : pas de chantilly. La boutique de souvenirs était en train de fermer, mais j’ai réussi à prendre ça avant que la fille s’en aille, m’annonça Raphaël en tendant un pot de crème fraîche. Je sais que ce n’est pas la même chose, mais tu peux peut-être faire comme si elle était fouettée. Euh… pourquoi es-tu encore habillée ? Pourquoi n’es-tu pas nue sous la couette ? Et pourquoi as-tu l’air agacée, alors que tu devrais avoir tout d’une femme sur le point de se faire cajoler de son adorable tête jusqu’à la pointe de ses délicieux orteils ?

— … charmant, mais je dois au moins reconnaître ceci à Alec : ce salaud était tellement en avance sur son temps qu’il allait jusqu’à prévoir un cabinet de toilette à l’intérieur. Il en avait même un dans sa chambre à coucher, ce qui, il faut le reconnaître, n’était pas terriblement agréable pendant les chaudes journées d’été. Remarquez, vu le peu de temps que je passais dans sa chambre… Ah ! Le mâle est rentré.

Lily sortit de la salle de bains, où elle avait passé un bon moment à admirer la plomberie. Elle tourna un visage dur et glacial vers Raphael et garda les yeux plissés quelques instants.

— Nous connaissons-nous ? Non, c’est absurde, c’est impossible. Cela n’empêche que vous m’êtes familier…

— Bon sang mais qui est-ce ? demanda-t-il en agitant le pot de crème vers elle. Qu’est-ce que c’est que ça ? se reprit-il après vérification.

— J’aurais juré…, continua Lily avant de secouer la tête. Mon imagination me joue des tours depuis quelque temps. Je m’appelle Lily Summerton, mais vous devez m’appeler dame Summerton. Je suppose qu’il s’agit là de votre mari mortel…

— Lily Summerton ? répéta Raphael d’une voix empreinte de suspicion. Un… un…

— Un fantôme, oui, j’en ai bien peur, confirmai-je en glissant au pied du lit pour mêler mes doigts aux siens.

— Et merde ! C’est encore un coup de Christian, c’est ça ? s’exclama-t-il.

— Christian est-il votre Être Obscur ? interrogea Lily en faisant fi de Raphael.

— Non, ce n’est pas son Être Obscur. Il a sa propre femme ! Et elle est parfaitement normale, mais ne va pas tarder à se retrouver veuve s’il n’enlève pas ses sales pattes…

— Bob, calme-toi. Christian n’y est pour rien. Ce n’est qu’une coïncidence. Nous sommes tombés sur un vrai château hanté.

Il dirigea vers moi des yeux quelque peu énervés.

— Tu sais ce que je pense de toutes ces choses.

— Oui, je sais, confirmai-je en serrant sa main. Tu n’aimes pas les vampires, les fantômes et tous les trucs du genre, mais apparemment Lily a quelque chose à accomplir si elle veut trouver le repos, et c’est nous qu’elle a choisis pour l’y aider.

— Non, refusa-t-il en se rembrunissant. Nous sommes en voyage de noces. Hors de question que nous frayions encore avec un de tes copains fêlés du bocal !

— Fêlés du bocal ! hoqueta Lily.

— Mon cœur, je ne crois pas que nous ayons vraiment le choix, précisai-je en entraînant Raphael à part.

Il lança un regard noir à Lily, qui le lui renvoya, les bras croisés.

— Bien sûr que si. Nous allons bipper Allie pour lui demander de faire ce qu’elle fait d’habitude pour se débarrasser des fantômes. Que je sois maudit si je laisse qui que ce soit ruiner notre lune de miel.

— Elle a menacé de nous hanter si nous refusions de l’aider, murmurai-je en gratifiant Lucy de ce que j’espérais être un sourire confiant. Elle a dit que, si nous ne nous occupions pas d’un petit souci concernant sa vie mortelle, elle ne nous laisserait pas un instant de répit.

— Dans ce cas, nous partirons, rétorqua-t-il tout haut, le regard de plus en plus noir. Nous trouverons un autre endroit où aller.

— Je vous retrouverai, répliqua Lily sans inquiétude en examinant ses ongles. Vous ne pouvez pas m’échapper, vous savez. Où que vous alliez, je vous retrouverai. Si vous ne m’accordez pas le repos que je mérite, vous n’en aurez pas non plus.

— Pourquoi nous ? grommela Raphael.

Comme je m’y attendais, il commençait à entrevoir le caractère inévitable de la situation.

— Votre femme est une Bien-Aimée. C’est la première visiteuse du château de Fyfe qui soit en mesure de m’aider. Maintenant, si vous avez fini de me faire perdre mon temps, nous allons peut-être pouvoir y aller ?

De toute évidence, elle pressentit l’objection que Raphael était sur le point de formuler, et s’empressa donc d’ajouter :

— J’ai prévenu votre femme que cela ne prendrait pas plus d’une demi-heure, après quoi, c’est avec plaisir que je vous laisserai tranquilles.

Raphael marmonna dans sa barbe pendant un moment, mais – comme Lily – je préférai ne pas y prêter attention.

— Nous serions ravis de vous aider, mais je crains qu’il nous soit impossible d’opérer une malédiction. Non seulement je refuse de jeter un mauvais sort à un inconnu, mais même si je le voulais, je ne saurais pas comment m’y prendre, argumentai-je.

Le regard de Lily s’attarda un instant sur Raphael.

— Une malédiction ne peut être lancée que par une personne originaire des ténèbres. En général, les gens font appel à des démons, mais les Êtres Obscurs font aussi l’affaire, à défaut, vu qu’ils sont eux-mêmes plus ou moins maudits. On dirait que cela irrite votre mari, quand j’évoque votre Être Obscur. Pourquoi donc ?

— C’est une longue histoire mais, en gros, il y a eu comme une anomalie quelque part car je suis née Bien-Aimée et destinée à un dénommé Christian – très gentil au demeurant –, mais c’est avec Raphael que j’ai décidé de finir mes jours.

Je ponctuai cette déclaration d’un baiser sur le menton de mon mari.

Un éclair passa dans ses yeux, qu’il plissa à nouveau en direction de Lily.

— De plus, Christian s’est trouvé une femme qui n’était pas sa Bien-Aimée, mais qui a endossé le rôle à la perfection, de sorte que Joy n’a plus rien à faire avec lui.

— Bon, comment allez-vous jeter ce sort à Alec si vous ne disposez pas d’un Être Obscur ? s’enquit Lily en agitant les mains d’un geste nerveux. Je dois être vengée ! Sinon, je ne trouverai jamais le repos !

— Je suis désolée, mais aucune malédiction n’est envisageable, déclarai-je, me sentant coupable de ne pas pouvoir aider la revenante affolée.

— Donc vous pouvez filer et nous laisser profiter de notre lune de miel, lança Raphael avec un manque de tact absolu.

— Bob !

— Quoi ?

Je levai le menton vers Lily, qui arpentait la pièce de long en large en marmonnant.

— Il faut que nous l’aidions.

— Qui a dit ça ?

— Moi ! Il est clair que nous sommes là pour l’aider. Elle a dit elle-même que nous étions les seuls à en être capables.

Raphael grogna encore.

Je posai une main sur son bras en battant des cils.

— Je ne pourrai pas me détendre assez pour savourer cette délicieuse crème fraîche si je sais que j’aurais pu aider un fantôme qui erre dans les parages.

Il pinça les lèvres.

— Tu me prends par les sentiments.

— Ce n’est pas mon genre, mon cœur.

— Très bien, soupira-t-il avant de se tourner vers Lily. À part la malédiction, qu’est-ce que vous attendez de nous ?

— Il faut le détruire. C’est le seul moyen pour que je repose en paix, insista la revenante sans cesser de faire les cent pas. Mais comment ? C’est ça, le problème. Ah !

— Ah ? Vous avez pensé à quelque chose ? demandai-je.

— Quelle écervelée je fais ! se morigéna-t-elle en se claquant le front. Je ne comprends pas comment j’ai pu ne pas y penser plus tôt, mais c’est mieux, beaucoup mieux qu’un mauvais sort !

— Ah oui ? m’inquiétai-je tout à coup. Si ça implique un démon…

— Non, non, j’ai abandonné l’idée de la malédiction. J’en ai une bien meilleure ! Vous allez détruire la pierre !

— La pierre ? Quelle pierre ? s’enquit Raphael.

Elle s’immobilisa pour nous faire face, l’air grave.

— Il existait trois pierres liées à cet endroit. Tout d’abord, la pierre du château, représentant l’édifice même ; elle a été placée dans les fondations, donc elle ne sera détruite que si l’on rase le bâtiment. La deuxième était la pierre de la dame, symbole de la maîtresse des lieux. Alec prétend qu’elle est perdue, mais je me demande s’il ne l’a pas détruite de ses propres mains : je suis sûre qu’il n’a pas résisté à une telle vilenie pour s’assurer que la dame de Fyfe n’échapperait pas à la malchance. La troisième, la pierre du laird, se trouve dans la Chambre de la Pierre. Voilà ce que vous devez faire.

— Euh… quoi, exactement ? demandai-je, perplexe.

— Détruire la pierre, voyons ! répondit-elle en se frottant les mains de plaisir. Cela conviendra parfaitement ! De la même manière qu’Alec a éliminé la pierre de la dame, damnant ainsi toutes les femmes de la lignée, vous allez maintenant détruire la pierre du laird. Cela affectera non seulement Alec mais aussi tous ses descendants ; une punition appropriée pour un homme qui a assassiné sa propre épouse parce qu’elle lui avait donné une fille, vous ne trouvez pas ?

— En toute franchise, je ne trouve pas cela très juste, contredis-je lentement.

À ma grande surprise, Raphael m’interrompit.

— C’est d’accord. Où cette pierre du laird est-elle conservée ?

Lily haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Alec ne m’a jamais indiqué l’emplacement de la Chambre de la Pierre. Les hommes étaient tenus à l’écart d’elle comme par magie… Vous allez devoir lui poser la question directement.

— Mais…, commençai-je.

Raphael referma une main sur ma bouche et m’entraîna hors de la pièce pour m’empêcher d’en dire davantage.

— Ne vous laissez pas intimider par Alec ! s’écria Lily depuis la chambre. Soyez fermes !

— Pourquoi es-tu tellement pressé de l’aider, tout d’un coup ? questionnai-je mon mari quelques instants plus tard, dans le hall du château.

— C’est toi qui l’as dit : plus tôt nous l’aiderons, plus vite elle s’en ira et nous laissera profiter seuls de notre savoureuse crème. Où a-t-elle dit que nous trouverions son époux ?

— Dans la grande galerie qui doit se trouver au rez-de-chaussée, ou dans les écuries, ou peut-être dans la salle à manger. Mais, mon cœur, nous ne pouvons pas détruire la pierre du laird en sachant que cela affectera tout un groupe d’innocents !

— Qui te dit que ce sera le cas ? rétorqua Raphael avec un sourire furtif. Fiona a dit que la lignée s’était éteinte, donc il ne reste aucun descendant à blesser. Sans compter que je ne crois pas un seul instant qu’une pierre puisse avoir un rapport avec la santé et le bonheur des gens. Donc nous allons chercher cette pierre, la jeter dans les douves, lui raconter que nous avons rempli notre part du marché, et nous aurons le champ libre pour passer une bonne lune de miel.

— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de plaisanter avec une chose si ancienne, confiai-je.

— Tu t’inquiètes pour rien. Toutes les personnes concernées sont mortes depuis longtemps, non ? Ce n’est pas comme si nous pouvions leur faire du mal maintenant.

Je tins ma langue, mais j’avais des doutes sur ce point. Allie, une femme qui gagnait sa vie en invoquant des esprits pour les libérer, jusqu’à ce qu’elle rencontre Christian, le vampire sexy, m’avait expliqué que les fantômes pouvaient être liés à un lieu précis. Cependant, Lily et sans doute son mari étant déjà coincés dans ce château, je présumai que le fait de casser une pierre ne changerait rien à leur situation.

— Je ne vois pas pourquoi elle n’est pas venue le chercher avec nous, chuchota Raphael tandis que nous dévalions l’escalier de pierre en colimaçon.

— Elle a dit qu’elle ne descendait pas dans les lieux où erre son mari. Je ne peux pas le lui reprocher, vu ce qu’il lui a infligé. As-tu déjà entendu le mot « thérien » ? Appliqué à un humain, je veux dire.

— Thérien ?

Raphael prit quelques instants de réflexion, puis secoua la tête.

— Ça vient du grec. Ça signifie « bête sauvage ». Je ne sais pas en quoi ce terme peut s’appliquer à une personne… Seigneur Dieu !

Un hurlement de femme fendit la nuit sous nos pieds. Raphael lâcha ma main et courut à l’étage du dessous. Je lui emboîtai le pas, glissai sur le parquet ciré et lui rentrai dedans, au milieu du long couloir où il se tenait, mains sur les hanches. Malgré ma stature, que ma mère aimait comparer à une maison de briques, Raphael ne bougea pas d’un poil quand je le percutai.

— Qui est-ce ? l’interrogeai-je en reprenant assez d’équilibre pour regarder autour de moi.

Sa grimace indigne m’apprit tout ce que je voulais savoir. Un instant plus tard, un cri féminin retentit dans le corridor. Cette fois, en revanche, il fut suivi de gloussements et de ces mots :

— Arrêtez ! Si vous ne cessez de me chatouiller de la sorte, je vais mouiller mes culottes ! Alec, arrêtez ! Non ! Il ne faut point !

Malgré le faible éclairage fourni par les lumières placées aux extrémités du couloir, on y voyait assez clair pour distinguer les deux personnages translucides qui remontaient le passage dans notre direction. Venait d’abord une femme aux jupes relevées et dont les seins sortaient presque entièrement de son corset. Ses cheveux étaient ébouriffés et s’échappaient de sa coiffe, et ses jambes nues luisaient alors qu’elle fonçait sur nous. Un barbu vêtu d’une ample chemise en lin et d’un haut-de-chausses était à ses trousses.

— Vous croyez pouvoir m’échapper, petite friponne ? Vous ne vous en sortirez pas aussi facilement !

Raphael n’affichait pas un air très engageant, mais rien qui justifie la réaction de la femme. Elle poussa un cri assez fort pour réveiller les morts. Enfin, façon de parler.

— Doux Jésus ! hoqueta-t-elle en nous voyant.

Elle s’arrêta aussitôt, les mains sur les joues, et elle entreprit de ranger ses seins dans son corset en glapissant.

— Pst ! Alec ! Nous avons de la visite !

— Oui, je les vois.

Celui qui était apparemment le mari de Lily se racla la gorge, épousseta sa chemise et s’avança vers nous à grands pas, d’un air hautain.

— Je me présente : lord Summerton. De quel droit entrez-vous dans ma maison pour reluquer mon épouse ?

— J’ai ma propre femme à reluquer, je vous remercie, répliqua Raphael avec raideur. Peut-être que si vous enfermiez la vôtre au lieu de la laisser courir dans les couloirs à moitié nue…

Sir Alec s’était jusque-là tenu dans une zone d’ombre mais, quand il s’immobilisa devant nous, il se retrouva sous les éclairages de l’extérieur filtrant à travers la fenêtre et dans le halo orange d’une lumière de secours.

Quand j’eus une vision claire du personnage, ma mâchoire en tomba.

— Mince alors ! Raphael, est-ce que tu vois ce que je vois ?

— Par tous les saints ! s’exclama sir Alec simultanément en dévisageant mon mari avec des yeux écarquillés.

— Ooh ! souffla la femme échevelée. On dirait des jumeaux ! s’étonna-t-elle en les regardant tour à tour.

— Mon garçon ! s’écria sir Alec en serrant très fort Raphael dans ses bras.

 

Lune de Miel, Lune de Sang
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